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Texte : Alexandre Pech
Illustrations : Sylvie Grima, Lucile Cubin, Xiwen Wang
Oh la ferme !
Terre d’eau, de bocage et de forêt… On aime Tannerre-en-Puisaye pour sa nature, son patrimoine, son tissu associatif.
Trois clics sur le site internet de la commune et le décor est planté : Tannerre-en-Puisaye, petite localité de 28 km² située dans le département de l'Yonne en région Bourgogne-Franche-Comté, à 170 km de Paris.
Tannerre-en-Puisaye : petite bourgade entre Auxerre et Gien, au cœur de la Communauté de Communes de Puisaye Forterre.
Tannerre-en-Puisaye : sa forêt, ses cours d’eau et son ferrier antique, classé monument historique en 1982, où sont amassés des résidus d'extraction du fer, datant des époques gauloises et gallo-romaine.
280 habitants appelés les Tannerrois et Tannerroises.
Adeptes de la rando ? Notez ce beau village dans la liste de vos prochaines destinations pour un week-end ou des vacances à la campagne où vous pourrez vous ressourcer en empruntant l’un des sentiers balisés aux noms enchanteurs : “Les gués sur le Branlin”, “Les belles landes de bois”...
En poussant plus loin, vous pourrez découvrir le château en construction de Guédelon ou les vignes de Sancerre.
Ça y est, vous êtes conquis ? Attendez la suite…
En prenant de la hauteur, on saisit l’instant. Au lieu-dit Les Frémis, la ferme de 12 hectares montre ses plus beaux atouts :
Au cœur de cet écrin de verdure, on rencontre Isabelle et Philippe, maraîchers et gardiens du temple.
Tous les deux sont arrivés en 2010 avec l’idée de convertir en bio ces terres céréalières.
Un défi, surtout pour Isabelle Gauffeny, parisienne pure souche et biochimiste au CNRS, pour qui le maraîchage bio fut une reconversion professionnelle :
“Ce que j’aime dans ce métier, c’est le plaisir de nourrir les gens avec le fruit de son travail.”
Une pépite dans une botte de foin


Pour comprendre ce qui a poussé notre ville à se mettre au vert, il faut revenir 4 ans en arrière.
2020, la pandémie Covid enferme le monde ; confinements à répétition, fermeture des frontières, les enfants assignés à résidence, ne pouvant plus sortir, sans activité...
Très vite les agents du service enfance et les animateurs alertent les élus locaux du besoin urgent d’emmener les enfants au vert. Une animatrice se demande : “Est-il possible d’emmener les enfants faire du camping au pied de la cité, à Villejuif ?”
Pour le maire, il a fallu rouvrir le champ des possibles. La municipalité se met donc en quête d’un endroit, à deux heures de car au maximum, capable d’accueillir les enfants de la ville pour des sorties à la journée et de courts séjours de camping, des activités sportives et de nature, des sorties en forêt…
Halte aux banlieusards !
La recherche s’annonce compliquée. Un terrain à moins de 2 heures de Paris, avec de la verdure, un cours d’eau, un espace déjà aménagé, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Pire encore, il a fallu combattre les préjugés : “Une des premières difficultés à laquelle on a été confronté, c’est le refus de vendre !”, raconte Estelle Tarragon, directrice générale déléguée à la Ville, dans son podcast sur Les Ruralités (à écouter ici).
““Quand on leur disait qu’on était une ville de banlieue et qu’on voulait acheter un espace, ça les mettait en stress. Ils avaient du mal à imaginer les banlieusards débarquer...”
Après plusieurs mois de recherches vaines, une annonce en ligne retient l’attention :
À vendre Tannerre-en-Puisaye
12 hectares d’espaces verts, de la forêt, une mare, une rivière à proximité, un corps de ferme, un tracteur, des poules, des moutons, des ruches.
Prix : 480 000 euros, net vendeur
L’offre, au prix d’un rond-point, coche toutes les cases et plus encore: elle ouvre aussi la possibilité d’améliorer la qualité de l’alimentation proposée aux enfants de la ville.
Le champ des partisans
Mais avant de signer chez le notaire, encore faut-il que le projet soit compris et accepté au sein même du Conseil municipal.
Le 9 mai 2023, lors de la séance spéciale Transition écologique, Julie Lambilliote présente la délibération sur l’achat de la ferme, un projet qui “donne un cadre à la jeunesse pour agir en participant à un projet innovant et qui leur montre que leurs ainés cherchent, qu’ils expérimentent, qu’ils s’engagent avec eux contre le changement climatique."
Dans la majorité, certains groupes s’interrogent :
Comment seront organisées ces sorties, avons-nous les agréments ?
Comment seront accueillis les familles ?
Combien cela va-t-il coûter en budget de fonctionnement ?
Ce projet, séduisant de prime abord, n’est pas le bon.
Les arguments des partisans de la ferme font face aux contre-arguments. L’opposition réunie et le groupe socialiste votent contre. Après-tout, est-ce bien le rôle d’une ville de produire choux et carottes ? Villejuif réhabiliterait-elle les kolkhozes ?
“C’est un choix oui, audacieux, sans équivalent. On imagine un autre modèle social réconciliant villes et champs.” ajoute Antonin Cois, adjoint au maire.
“Vous attisez les peurs en faisant croire aux gamins que l’on va les envoyer dans un centre de vacances où ils vont revenir avec le tétanos, la polio et d’autres maladies (…)”, s’amuse Guillaume Bulcourt, adjoint au maire, visant l’opposition.
[le débat sur la ferme débute à 2h23]
Après 1h20 d’échanges, le maire conclut en énumérant la liste de tous les acteurs techniques et administratifs qui ont travaillé avec sérieux sur le dossier et rappelle le coût très bas de cet achat en comparaison avec des espaces maraîchers en région parisienne.
Débats clos, et le 24 octobre 2023, l’achat de la ferme est acté !
Manger bio, pas si simple
Depuis 2018, la loi Egalim impose des objectifs de bio et de circuits courts pour la restauration municipale. Mais ces objectifs sont souvent inatteignables pour des communes en Île-de-France, où il y a un décalage entre le nombre de couverts et la capacité de production maraîchère.
“Les prix sont extrêmement élevés, et d'autant plus avec l'inflation”, détaille le maire dans une colonne de Localtis. “Notre cheminement répond potentiellement à des problématiques que rencontrent toutes les communes”.
Le chiffre :
Trop contraignant, peu rentable : 3300 exploitants ont abandonné le bio en 2023.
C’est bien bio tout ça
Les premières livraisons ont commencé en novembre 2023, tout juste un mois après l'acte d'achat de la ferme.
Au menu de cette première semaine de repas dans les crèches : courge butternut, poireaux (lien vers le tiktok), patates douces, oignons, persil et échalotes.
Les cuisiniers municipaux sont enthousiastes. Leur défi est de composer avec les arrivages liés à la saison, aux récoltes. Même pas peur ! Nos petites têtes blondes ne bronchent pas à la dégustation. Ça passe crème, comme dirait l’autre.
Avant d’arriver dans les assiettes, en petits dés ou en purée, les légumes sont présentés aux enfants à l’état brut pour un temps pédagogique sous la complicité des personnels de crèche.
Depuis un an, près de 80% des légumes utilisés dans les crèches viennent de la ferme.
Pour le moment, seuls 3 hectares sont cultivés, mais potentiellement, les 12 hectares de la ferme sont cultivables. Ce qui ouvre la possibilité d’étendre la fourniture de produits au-delà des crèches, à d’autres structures de la restauration municipale. Mais ce n’est pas le seul volet.


Chaque semaine, des paniers solidaires à destination des personnes en situation de précarité sont livrés aux bénéficiaires de la Cohésion sociale sud, près de la cité Jacques-Duclos.
Le 7 novembre 2023, les 54 personnes inscrites à la distribution inaugurale sont ainsi venues récupérer avec régal leur premier lot de poireaux, blettes, épinards, oignons, potimarrons, etc.
Ces paniers solidaires d’une valeur de 20€ sont vendus 5€ aux familles. Un plein de vitamines, de tartes et de soupes à prix mini pour la semaine !
Les chiffres
- 230 repas quotidiens dans les crèches
- 15 tonnes de légumes bio produites en 1 an
Nature et découverte
Des ventres bien remplis et des têtes reposées.
À Villejuif, près six enfants sur dix qui ne partent jamais en vacances.
Le projet municipal vise donc en premier lieu à permettre à nos centres de loisirs de sortir tous les mercredis aux beaux jours durant le printemps, l'été et l'automne.
Depuis un an, la ferme est victime de son succès: centres de loisirs, seniors, agents, Conseil municipal des enfants, familles… nombreux sont celles et ceux à avoir déjà découvert ce site !
Cet été, chaque semaine, un départ était organisé depuis Villejuif pour une journée au plein air: à la mer en Normandie, ou à la campagne à la ferme des Frémis :
La ferme, une célébrité

L’achat de la ferme suscite curiosité et enthousiasme du côté de la presse.
Le Parisien édition Val-de-Marne en fait sa une à deux reprises. Au lendemain du conseil municipal actant l’achat, il titre “Ferme… le plan vert de Villejuif”.
En janvier, une équipe de France 3 Ile-de-France suit les maraichers de la ferme à la crèche Paul-Vaillant-Couturier.
L’humanité, France Inter, France Info… les reportages se multiplient, mettant la lumière par la même occasion sur cette petite bourgade de l’Yonne.
Quand Les Echos parlent d' “escapade au vert pour un bon bol d’air”, Le Monde insiste sur la qualité des produits: “Rien à voir avec les surgelés ou les conserves d’avant”.
Plus cocasse, Philosophie magazine joue les exercices de style et recueille les avis, à titre posthume, de Jean-Jacques Rousseau et John Stuart Mill : “Serait-il temps de nationaliser les terres agricoles comme à l’époque soviétique ?”
La Gazette des communes y voit une tendance de fond: La loi Egalim, avec ses exigences de qualité pour la restauration collective, a amené des dizaines de communes à réinventer l’approvisionnement de leurs cantines. Ces opérations bénéficient avant tout aux enfants. Elles permettent aussi aux personnels de cuisine de renouer avec le sens de leur métier. Les collectivités bricolent pour concilier leurs projets avec les opportunités.
Dès 2005, la commune de Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes, achète une ferme pour alimenter les cantines de ses groupes scolaires.
“Ce qui est pour l’instant une originalité, comme le centre municipal de santé l’était il y a 80 ans, ne le sera peut-être plus dans 30 ans" explique le magazine La Terre.
"Non pas que les terres agricoles doivent devenir les propriétés des villes. Mais nous voyons bien que les réponses aux problématiques des uns et des autres peuvent trouver des réponses communes.
L’expérimentation fait des émules", précise Pierre Garzon. “Je reçois de très nombreux appels de maires curieux de ce que nous sommes en train de faire”.
En août 2024, la Ville de Gennevilliers annonce qu'elle va acheter une ferme en Seine-et-Marne, à environ 70km de la commune, sur un modèle similaire à celui de Villejuif.
Séminaires, colloques, plateaux télé, les #Villejuif foisonnent, au rythme des saisons, du radis du printemps au poireau de l'hiver !